Felwine Sarr: “La modernité ne s’évalue pas à la taille des infrastructures ni au nombre d’airbus”

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Felwine Sarr:
Felwine Sarr: "La modernité ne s’évalue pas à la taille des infrastructures ni au nombre d'airbus"

Pour l’économiste et écrivain sénégalais, le continent africain doit entamer un travail de décolonisation économique mais surtout psychologique et social. Un travail qui passera une modernisation des sociétés africaines. “Devenir moderne sans être occidental“, explique-t-il. Interview.

La récente polémique suscitée par l’activiste franco-béninois Kémi Séba, qui a brûlé un billet de 5000 francs CFA sur la place publique à Dakar pour dénoncer la “Françafrique”, a relancé le débat autour de la “monnaie colonialiste“. Pour de nombreux spécialistes africains, le franc CFA asphyxie les économies africaines et les pays du continent doivent entamer un processus d’indépendance monétaire. C’est ce que propose la Cédéao avec son projet de monnaie unique à laquelle le Maroc a annoncé, fin août, vouloir adhérer.

Pour répondre à ces questions, nous avons fait réagir, Felwine Sarr, écrivain et économiste à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal. L’intellectuel, connu pour être un fervent défenseur du « spécifiquement africain », invitant sans cesse à rediscuter les concepts et les idéologies “développementalistes”. Cofondateur de la maison d’édition Jimsaan, avec l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop, Felwine Sarr est aussi un éditeur et un libraire. Dans son dernier essai, Afrotopia, l’économiste appelle le public à dessiner “une utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et les féconder”. Pour lui, le continent africain doit entamer un travail de décolonisation économique mais surtout psychologique et social.

Telquel.ma : Que pensez-vous de la récente polémique autour de l’activiste franco-béninois Kémi Séba ?

Fawline Saar : Nous avons un franc CFA qui vit une crise de légitimité auprès d’une grande frange de la jeunesse africaine. On ne peut pas faire l’économie d’un débat sérieux sur cet arrangement monétaire qui date des années 1950. Un débat qui doit être mené par les experts de la question, les économistes et les spécialistes de la monnaie, car c’est d’abord une question technique. Aux économistes de dégager des perspectives et des alternatives crédibles, c’est leur travail. Mais également un débat plus large, car la monnaie a aussi des dimensions politiques et symboliques, et toutes ces dimensions doivent aussi être débattues avec les citoyens concernés, les sociétés civiles et les politiques. Ce que l’on reproche à Kémi Séba, c’est la réduction caricaturale et simpliste qu’il fait de cette question pour les besoins de sa propagande. Nous ne devons pas réduire la complexité de la question, si nous voulons sérieusement l’affronter. En dépit de cela, il pointe du doigt une vraie question.

Par ailleurs, tous les problèmes des économies de l’Afrique de l’ouest ne viennent pas non plus du Franc CFA. Les questions à poser sont plus larges. Elles tiennent à la structure de ces économies en général. Par exemple, le fait qu’elles soient dominées par des capitaux productifs étrangers, leur faible diversification et leur vulnérabilité aux chocs, et surtout le fait qu’elles ne réussissent pas encore à assurer adéquatement le bien-être économique de la plus grande masse. Donc il ne faut pas croire que changer de monnaie résoudrait tous nos problèmes. Mais il faut reconnaître que cet activisme bruyant, dans une société du spectacle a pu ramener cet important débat au cœur de l’actualité. Bien que cela fasse plus de 30 ans que les économistes analysent la question de manière rigoureuse, sans que ça n’ait aucun jamais aucun écho véritable en dehors des académies.

Le Maroc a annoncé vouloir adhérer à la future monnaie unique de la Cédéao. Quel rôle peut jouer cette-dernière dans le processus d’indépendance économique du continent ?

 

Dans la CEDEAO, cela fait plusieurs années déjà que l’on travaille, sur la monnaie unique ouest-africaine. Celle-ci peut être considérée comme l’horizon du CFA. Il faut savoir qu’il y a un embryon de Banque Centrale en Sierra Leone qui s’appelle l’Agence monétaire de l’Afrique de l’Ouest. Cette-dernière a définit les conditions de transferts entre les différentes zones et les critères de convergences économiques à mettre en œuvre pour que les États aillent vers la monnaie unique. Les économistes ont également réfléchi au type de régime de change qu’il faudrait pour cette monnaie : faut-il un régime change fixe, flexible ou intermédiaire ? Ils estiment que cette dernière solution était la plus optimale du point de vue du bien-être.

Certains pays africains sont encore hésitants, c’est le cas du Nigeria (et dans une moindre mesure le Ghana) qui veut jouer un rôle de leader et voudrait que la monnaie CEDEAO soit adossée à sa monnaie, le Naira. Pour certains économistes, on pourrait procéder par étapes. L’idée est que les États prêts économiquement peuvent former une première union monétaire avec l’UEMOA, que les autres intégreront après, une fois qu’ils auront remplis les critères. Cette réflexion autour de la monnaie unique existe donc depuis des années. Tout le travail technique est très avancé. Les politiques ne sont pas cependant prêts. Il leur manque une vraie volonté pour accélérer ce mouvement. Ils ont encore une vision trop micro-nationaliste.

La question économique est-elle la seule réponse à l’indépendance du continent et à sa transformation ?

 

On a surdéterminé toutes les questions économiques, mais on oublie qu’elles ne sont pas hors-sols. Elles s’intègrent à d’autres questions plus profondes d’ordre sociétales. Le continent doit surtout faire aujourd’hui des choix de société et de civilisation. Il doit se réapproprier sa propre initiative historique et faire un travail sur lui-même pour se guérir de siècles d’aliénation.

On a des économies africaines aujourd’hui désarticulées car fondées sur un mimétisme qui ne fait pas assez place aux formes d’économicité produites par les sociétés elles-mêmes. Ceci résulte des séquelles de la colonisation psychologique et mentale. Nos sociétés doivent se baser sur leur propre histoire pour construire leurs institutions (politiques, sociales, économiques). Prenons l’exemple du Japon de l’ère du Meiji qui décide d’intégrer la technique « occidentale » à son organisation sociétale, tout en conservant ses valeurs et traditions. Pour moi, ce pays a réussi une synthèse entre ce que sa culture peut offrir de fécond, à travers ses traditions historiques, comme le rapport au travail et pleins d’autres dimensions et ce qu’ils peuvent emprunter au reste du monde.

Quelles sont, par exemple, les formes sur lesquelles l’Afrique peut se baser aujourd’hui pour se transformer sans s’aliéner ?

 

Les sociétés africaines, comme toutes les autres, sont traversées par des conflits, qui peuvent être violents. Prenons l’exemple du Rwanda. Au lendemain du génocide des Tutsis en 1994, sont créés les Gacaca, des tribunaux communautaires villageois, en réponse au manque d’efficacité du Tribunal pénal international qui n’a jugé que 70 personnes en 20 ans pour des centaines de milliers de personnes accusées de crime de génocide. Dans ces assemblées, les victimes et leurs bourreaux dialoguent entre eux et décident de se pardonner ou non, de réinsérer ou non l’accusé au sein de la société. Dans ce cas, les gens ont cherché leur propre réponse via leurs traditions et leurs histoires à un problème donné. Mais d’autres exemples sont à puiser au sein même du quotidien des africains.

Dans leur manière de créer du lien social et d’inclure la différence. Le corps social produit chaque jour des innovations devant ses propres défis, qui sont intéressantes, mais que les gouvernements ne reprennent pas d’un point de vue institutionnel et organisationnel. Les gens me demandent souvent des exemples concrets. Il y a une forme de scepticisme caché derrière cette question qui voudrait valider la théorie par des exemples. Mais il suffit de se promener dans nos villes et de voir comment les gens vivent ! Les exemples sont dans la rue. Le but n’est pas de prouver quoique ce soit, mais de réfléchir à comment faire naître une nouvelle société par nos propres moyens. Les sociétés africaines sont les plus vieilles de l’histoire de l’humanité. Comment auraient-elles pu durer aussi longtemps sans répondre à leurs défis ? Elles ont montré qu’elles pouvaient répondre à plusieurs défis dans le temps et dans l’espace. Le principal exemple est que ces sociétés soient là, pérennes !

Pourquoi les élites politiques ne veulent pas se saisir de ces potentialités africaines ?

 

Une partie de cette élite est psychologiquement atteintes par les méfaits du colonialisme qui a passé son temps à dégrader nos systèmes de production de sens, en faisant croire que les siens étaient meilleurs et qu’il fallait les adopter. Les formes sociales sont le fruit d’une histoire longue et parfois non linéaire, on ne peut donc pas les transposer et les appliquer telles-quelles à tous les pays et cultures. Ce travail sur la décolonisation psychologique et mentale est donc capital. Il faut adhérer à l’idée que le monde est porteur de plusieurs archives fécondes : africaines, asiatiques, occidentales… Il faut être en mesure de se fonder sur ses propres archives historiques et de s’ouvrir à la fécondité des autres archives.

L’économie informelle, par exemple, qui nourrit 65% des africains est un bon exemple. Au lieu de voir ce qu’on peut faire de cette économie sociale et solidaire, qui remplit une vraie fonction d’allocation de ressource et de redistribution que n’assure pas adéquatement l’État, on essaye de la rendre formelle et la remodeler selon les standards de l’économie néoclassique dominante. Or cette économie n’est pas informelle mais elle est formalisée différemment, avec des codes, ses règles, son capital social. Il faut la regarder telle quelle et l’étudier, comprendre ses dynamiques et en tirer ce qu’il y a de fécond. On veut faire exactement comme les autres alors que ces derniers s’interrogent sur les limites de leur modèle économique, comme par exemple la réflexion sur l’impact environnementale menée aujourd’hui par l’Occident.

L’Afrique doit elle donc en finir avec le “développement” à l’occidental et créé ses propres critères d’évaluation ?

Exactement et c’est ce que j’appelle dans Afrotopia “l’enveloppement”. On ne doit pas revêtir l’histoire de l’autre. Pour se développer fondamentalement, il ne faut pas se fonder sur l’action des autres mais sur la sienne d’abord. Au contraire le développement tel qu’il est perçu par le discours dominant est évalué avec des indicateurs tel que le PIB ou le PNB, qui, en tant qu’économiste on le sait, sont profondément incomplets. Par exemple, l’économie informelle ou le travail domestique ne rentrent pas dans le PIB. On oublie que ces indicateurs doivent juste indiquer, et ne sont pas une finalité en soi. La richesse de l’expérience humaine et sociale ne rentre pas dans ces indicateurs. Et on a oublié que celle-ci est liée au sens qu’on peut donner à la vie individuelle et sociétale.

On est donc entrain de penser à d’autres critères pour lire nos propres dynamiques. J’ai récemment participé à un atelier avec des économistes de l’ONG Enda Tiers-monde qui travaille actuellement sur un rapport alternatif sur l’Afrique. L’idée est de mettre en place de nouveaux indicateurs qui incluent cette perspective sociale et humaine. Ils se basent sur le qualitatif et non le quantitatif exclusivement, mais aussi sur les dynamiques de transformation, c’est-à- dire ce qui est en cours. Là où les indicateurs dits standards sont statiques. Or, on a besoin de comprendre les changements qui s’opèrent dans les structures des pays en Afrique. Ces indicateurs vont donner une voix aux acteurs non institutionnels (organisations paysannes, citoyens, associatifs) qui ont une autre grille de lecture des dynamiques en cours et dont ils font l’expérience quotidienne.

Quel est le rôle des élites intellectuelles africaines dans ce processus de réappropriation ?

 

Les élites intellectuelles ont bien-sûr un rôle à jouer, mais il ne faut pas leur demander de faire davantage que ce qui est dans leurs capacités. La réalité est opaque, elle se meut dans un clair-obscur. Les intellectuels doivent donc donner aux citoyens, à travers l’organisation de débats, de conférences et d’écrits, les outils pour une meilleure intelligibilité et lecture de la réalité. En espérant, dans un second temps que le corps social, mieux informé, débatte des questions fondamentales et devienne un agent de contrôle des actions des gouvernants.

Prenons l’exemple de l’énergie pétrole et du gaz. Si le citoyen est au courant des risques environnementaux d’une telle exploitation, de la manière de gérer cette industrie au mieux, d’éviter le syndrome hollandais, qu’il connaît les diverses options pour mieux gérer les ressources créées… Alors cela devient une question de société, où le citoyen est au centre. Il peut alors influencer dans le sens d’une gestion profitable à tous. Ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui dans nos espaces…

Au contraire du discours occidental où le continent africain est souvent qualifié de “sous-développé”, il existe donc une modernité proprement africaine ?

Bien sûr. On peut être moderne sans être occidental ! La modernité ne s’évalue pas à la taille des infrastructures ni au nombre d’airbus. La modernité c’est quand le sujet devient autonome et principal sujet de son histoire. Quand il prend en charge la production de son historicité. On doit assumer que l’Afrique produit son propre modèle dans lequel il y a de l’universel et du spécifique comme partout dans le monde. Les deux ne sont pas antinomiques. En fait, les sociétés africaines doivent produire et produisent déjà leur propre modernité.

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