L’œuvre syncrétique méritoire d’un factotum (Par Yakham Mbaye )*

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La mort !

Lorsqu’elle surgit et happe l’être vivant, humain ou animal, alors, elle sublime la Toute-Puissance de Dieu dont une partie est contenue dans Sa Sentence : «Kullu nafsin zaikatul maut» (Toute âme goûtera la mort). Dans le premier cas d’espèce, notre genre, souvent, il ne manque pas des esprits pour s’interroger. En cette occurrence redoutée par tous, même au sein des Gens du Livre, on en compte qui flirtent avec les bords d’un précipice au fond duquel gît le blasphème, telle une hydre, autre réincarnation de Belzébuth.

La mort !

Elle interroge, intrigue, inquiète et apeure. Elle est aussi génitrice de viles conjectures. Ainsi, se déroulent et s’achèvent la vie et l’éclipse des âmes.

Seulement, parce que tout n’est pas négatif en elle, à l’âme destinée, la mort offre, parfois, l’opportunité d’embrasser l’éternité. Là, elle est une aubaine pour les éplorés (parents et proches et alliés), qui, saisis par la grandeur et/ou le génie qu’ils reconnaissent au défunt, tentent d’œuvrer au triomphe de l’impénétrabilité du mystère couvrant celui qu’ils pleurent. Naît alors l’énigme du destin fabuleux.

Un exemple ? Cheikh Béthio Thioune, pardi !

Sans nul doute, aujourd’hui encore, près de deux années après son rappel à Dieu, pour les «Cantakoones» (adeptes des Actions de Grâce à l’endroit de Dieu et du guide de leur guide), leur Cheikh fut une providence. Comme le fut pour ce dernier le 5ème Khalife général des Mourides à qui il avait dédié sa vie, son âme, sa destinée, son souffle vital. Plus que ne s’y était engagé un autre Kajoorien, l’officier Cor Yandé, pour son «compatriote» et chef, Damel Samba Laobé, opposé à son père, Damel Macodou. «Je t’offre ma vie», avait dit le premier au second.

Deux vérités pourraient fleurir dans l’esprit du lecteur finissant de parcourir les 16 pages de cette édition spéciale consacrée à Cheikh Béthio Thioune, ce factotum de Serigne Saliou Mbacké, raconté ici, par tranches de vie, par des femmes et des hommes divers qui l’ont côtoyé et/ou pratiqué.

D’une part, il y eut deux vies en un seul être : Béthio Thioune, puis le Cheikh.

D’autre part, avec un absolu désintéressement, il s’est abandonné aux flots de sa foi inébranlable et extatique en ce saint homme qu’est Serigne Saliou Mbacké, rencontré un jour heureux, le 17 avril 1946, à Tassette, dans le département de Thiès.
Aujourd’hui, cela fait soixante-quinze ans. Plus de sept décennies au cours desquelles cet être complexe et de proximité a charpenté un récit inédit de la saga de ce que Vincent Monteil appelle l’«Islam noir». Le Baboullahi de la communauté de foi des «Cantakoones» est, peut-être, de ceux-là que l’anthropologue Fabienne Samson Ndaw appelle les promoteurs d’un «Islam total qui englobe la vie entière des fidèles». Son «Dukatt» ou danse rituelle qui agrémente ses «Cantë» n’était pas à ses yeux, n’est pas aux yeux de ses disciples, un signe de réjouissances païennes, mais plutôt une «Action de Grâce» reposant sur des allégories.

Il n’empêche, les moins magnanimes entreverront dans tout ce spectacle quelque réminiscence de la culture d’un Ceedo fait Cheikh. Soit ! Parce que Béthio Thioune n’en a eu cure de ces allusions infamantes, lui qui, dans son cheminement spirituel vers le Cheikhat, ne s’est jamais assimilé. Le natif de Kër Samba Laobé, au cœur du Kajoor, village qu’il a rebaptisé Madinatou Salam et fait entrer dans la modernité, n’a pas renié son identité culturelle pour s’islamiser en entrant par effraction dans la Mouridiyah. Il a su concilier, parfaitement, l’une et l’autre dans une sorte de syncrétisme décomplexé. «Lu di Ceex ?» (C’est quoi un Cheikh ?), n’a-t-il pas demandé au mandataire de Serigne Saliou Mbacké qui lui annonça, en 1987, que le futur Khalife général des Mourides venait de le placer à une station inaccessible à nombre de grands érudits ?

En somme, l’Administrateur civil sorti de l’École nationale d’administration et de magistrature (Énam) du Sénégal, doué d’une fine intelligence, fut à l’univers confrérique mouride, pour ne pas dire musulman, ce que le défunt Président de l’Olympique de Marseille, Pape Diouf, estimait représenter dans le monde du football professionnel français : «Une anomalie sympathique».

Sans avoir bâti une légitimité au moyen de la science islamique, en plus d’être issu d’un milieu social modeste et ostracisé – ce dont il parlait ouvertement et non sans fierté –, Cheikh Béthio Thioune, grâce aux vertus qu’il chérissait et à la fidélité à ses convictions, s’est fabriqué l’un des destins les plus prodigieux parmi ceux-là se mouvant dans le cosmos de la ferveur religieuse. En cela, il est digne d’éloges. C’est même fascinant.

Rien ne le prédestinait pourtant à accomplir cette œuvre méritoire qui fit de lui un prodigue bienfaiteur de la confrérie mouride. Celle-ci l’a honoré d’un hommage de respect et d’admiration de son vivant et après sa disparition, le 08 mai 2019. Ses «Cantë» faisaient écho à la belle tradition mouride de partage, de générosité, de dévouement. Sa relation presque fusionnelle («Yaay man, maay yow») avec Serigne Saliou Mbacké, tels le zeste et le ziste, celle avec ses disciples, les «Cantakoones», sa trajectoire d’homme, son aura, sa voix rocailleuse avec laquelle il canonnait son auditoire usant d’un verbe exquis et suave, l’ont fait briller de mille attraits.

Anobli par Serigne Saliou Mbacké, il n’a jamais brigué les honneurs. Celui que ses disciples aimaient appeler «l’unique Cheikh contemporain» se suffisait aux choses dont l’a comblé son maître, l’illustre fils de Cheikh Ahmadou Bamba, inimitable panégyriste du Sceau des Prophètes (Psl). C’est l’attribut même de ce lien de ferveur, quelquefois ésotérique, qui libère le fidèle de l’emprise du soi, et lui permet d’atteindre ce paroxysme que Romain Rolland décrivit dans la «Vie de Micel-Ange» avec une éloquence époustouflante : «S’évader de la tyrannie des choses ! Échapper à l’hallucination de soi-même !»

Le quatrième enfant de Kouly et de Sokhna Bamby Thiam s’est préparé pour l’éternité. Il y est entré ! La mort n’y peut rien. Car, pour des centaines de milliers de jeunes, de femmes et d’hommes d’âge mûr, il a été un «maître spirituel authentique» pour reprendre le propos de son disciple, le Docteur Babacar Seck, auteur de l’ouvrage «Grâces éternelles». Le Directeur de Conscience qu’a été Cheikh Béthio Thioune a, pour ainsi dire, «en fonction des réalités culturelles et sociopolitiques de son époque, trouvé une méthode d’initiation adaptée au profil de disciples qu’il aura à rencontrer durant son magistère». D’autres définiraient cette approche en usant du terme pragmatisme.

Il ne peut donc y avoir de «fin» pour les âmes destinées comme ce Cheikh dont l’œuvre transcende l’être, se fixe dans la mémoire collective. Être fait Chevalier de l’Ordre national du Lion pour couronner une carrière administrative de 38 ans, l’y a davantage installé parce que dans le récit de notre aventure collective, le guide des «Cantakoones» est un «fait» digne de mémoire. Il aura été un dévoué serviteur de la Nation, aussi bien dans son parcours administratif que sociopolitique. Il a également été l’inspirateur de bien des esprits attachés au sens de leur existence terrestre et de leur obédience religieuse à travers un éclectisme philosophique rendant compte de leur psyché et de leur rencontre avec l’Universel. C’était cela, c’est cela Cheikh Béthio Thioune, en définitive. Un guide à la charnière de l’«ailleurs» et de ce qui l’a forgé en tant qu’être de foi, de raison et d’émotions. En tant qu’homme d’une belle humanité. Comme celle qui animait son maître, le saint homme dont il fut le sherpa, Serigne Saliou Mbacké, malgré bien des péripéties. Une divine alchimie qui continue, sans doute, de s’opérer d’outre-tombe.

* Par Yakham Codou Ndendé MBAYE
«Hasard ou destin, la
réponse n’est pas simple.»
Joseph Kessel

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