Je tairais son nom. Que Dieu ait pitié de son âme. Il vient de nous quitter. Jâai assisté à son enterrement ce mercredi.
Je lâai connu, il y a longtemps. Je lâai retrouvé plusieurs fois, lors de mes nombreuses visites, à la prison de Rebeuss et au Camp pénal de liberté 6. On sâétait lié dâamitié. Il me faisait confiance. Et mâavait fait lâamabilité dâaccepter de témoigner lorsque jâécrivais mon mémoire sur le trafic international de drogue. Jâavais dressé son portrait. Je vous raconte son histoire.
Dans son milieu, on le surnommait «lynx». Il avait la réputation dâêtre au courant de tout ce qui se passait dans le milieu interlope. Agé de 40 ans à lâépoque, il était marié et père de 5 enfants. Il était un dealer connu, mais les forces de répression peinaient toujours à le confondre. Malgré les incessantes descentes de la police et de la gendarmerie chez lui, jamais de la drogue nâavait été trouvée par devers lui. Son secret était jalousement gardé par ses proches. Il sâétait attaché les services dâune armada de revendeurs, faisait dans le social en nourrissant nombre de familles démunies avec le fruit de son trafic et sâétait trouvé quelques amis haut placés.
Lors dâune de nos incessantes discussions, au détours dâune conversation, entre deux confidences, il mâavait balancé avec un brin de fierté : « jâavais un certain contrôle sur les gens».
Titulaire dâun Baccalauréat, orienté à la Faculté de Droit où il avait fait deux ans, il avait fini par «cartoucher». Diplômé par la suite en commerce et marketing, il avait fini par ranger ses diplômes dans les tiroirs pour se lancer dans le trafic de drogue. Il avait commencé au bas de lâéchelon en filant des cornets et autres joints aux lycéens. «Ce petit trafic me faisait de lâargent de poche, mais jâavais toujours eu la folie des grandeurs et une ambition à toute épreuve. Alors jâavais appris les rouages du système, comme un banquier qui voulait finir en haut de lâéchelle», disait-il.
Il avait alors commencé à étendre ses tentacules et avait réussi à conquérir des marchés. «Jâavais appris à connaître la clientèle. Des lycéens à la recherche de nouvelles expériences, jâétais passé à la clientèle «Vip» à la recherche de substance à sniffer, jusquâau toxicomane notoire prêt à tout pour avoir sa dose», disait-il sous le ton de la confidence. Il avait fini par arriver au sommet et sâen glorifiait : « jâavais gravi les échelons et jâavais une place avantageuse, qui me rapportait assez pour avoir une vie plus que confortable. Jâavais un bon business. La drogue ça rapportait».
Lorsque je lui faisais remarquer pourquoi il ne se rendait pas compte que la drogue tue et que son activité est une infraction, il rétorquait : « oui. A lâépoque, je me disais que la drogue pouvait tuer certes, la cigarette et lâalcool aussi. Vendre de la drogue rapportait tout autant, si ce nâétait plus que le commerce de tabac ou de whisky. Câest un métier comme un autre». «Jâétais un commerçant, tout autant que le boucher ou le libraire. Certaines personnes pouvaient me qualifier de criminel, mais les armuriers qui proposent une large gamme dâarmes et qui par leur commerce sont responsables de fusillades et autres violences, ne sont-ils pas eux aussi des criminels ? », se défendait-il avec hargne. Il soutenait que la seule différence était que son commerce est illégal et lui a finalement valu un long séjour carcéral.
Lynx gérait son activité comme lâaurait fait un chef dâentreprise. «Je négociais avec des acheteurs qui voulaient de mon produit, et tout cela répondait à un marché, à un marketing. Il faut savoir mettre son produit en avant, le faire connaître auprès de la clientèle, et imposer les meilleurs prix. Le rapport qualité-prix est aussi très important dans ce domaine, un client mécontent ira directement voir un concurrent. Jâai fait des études en commerce, mon affaire était florissante, mon chiffre dâaffaires ne faisait que croître. Je me considérais comme un chef dâentreprise. Jâemployais même quelques personnes, des vendeurs».
Lorsque je lui faisais remarquer sâil avait conscience quâil avait fait du tort aux consommateurs et à la communauté, il répondait : «Oui. Mais avant, je pensais que les consommateurs sont libres de leur choix et que ce nâétait pas ma faute sâils finissaient en cure de désintoxication. Quand on mange trop de fast-food, on finit avec un infarctus. Quand on fume trop, on chope un cancer. Quand on se drogue trop, bonjour les convulsions. Quoi quâon fasse, tout finit mal.».
Personne ne pouvait le convaincre quâil faisait du mal. Lui-même pensait quâil fait du bien, car il vendait de la drogue, payait lâélectricité des mosquées de son quartier, faisait bouillir la marmite dans nombre de concessions et arrondissait les fins de mois de certains fonctionnaires mal payés. Tout cela, avec les fruits de son trafic. Il pensait quâil était un ange alors que certains pouvaient le dépeindre comme un démon.
Malheureusement pour lui, il apprendra à ses dépens quâil nâétait pas un chef dâentreprise que dans sa tête, mais bien un dealer, une activité sévèrement réprimée par le Code pénal.
Il lui a fallu un seul moment dâinattention (ou une dénonciation anonyme, il nâa jamais su) pour quâil soit pris la main dans le sac. Il écopera du maximum de la peine prévue : 10 ans de prison. Le trafic de drogue nâétait pas encore criminalisé au Sénégal.
De Rebeuss où il était en détention provisoire, il a fini par être transféré au Camp Pénal de Liberté 6 après sa condamnation. Câest là -bas quâil a fini de purger sa peine. Câest là -bas quâil sâest enfin rendu compte quâil était dans lâerreur et quâon ne gagne jamais, en faisant du mal.
Il avait fini par payer sa dette à la société, était élargi de prison depuis une dizaine dâannées et vivait une vie tranquille, quelque part à Dakar.
Il était un homme repenti et mâappelais à son chevet à chaque fois quâil avait le moral bas. Son souhait était de se faire pardonner par Dieu après avoir payé sa dette à la société. Et je lui répondais toujours que Dieu est Amour! Dieu est miséricorde ! Que le Seigneur lui pardonne ses manquements et quâIl lâaccueille au Paradis !